• L'école sans retenue

    A propos d'un article de Charlotte Nordmann, je risque ici une "excursion nostalgique" sur la question de l'école, en proie à la concupiscence des clercs. Ce qui ne peut la sauver. 

    L’école - l'éducation scolaire - n’est sans doute pas une « question philosophique »[1]. Mais c’est à coup sûr une question d’anthropologie. En philosophie de l’éducation, le questionnement peut toutefois solliciter l’étude, notamment en raison de l’extraordinaire privilège critique de ce domaine au poids axiologique considérable, qui le met à l’abri de toute analyse en règle. Voilà de quoi œuvrer pour faire justice, si science se peut, de trop de certitudes, de préjugés et de rentes de situation. Plus précisément la surexcitation interne du discours scolaire suggère une démarche de « philosophie de l’action éducative »[2] renouvelée : notamment parce que nous pouvons librement prétendre à nous réapproprier les moyens de mise en œuvre de l’ « éducation formelle ». 

    L'école sans retenue

    Je ne rencontre d’ailleurs pas aujourd’hui de regain global d’analyse de la situation scolaire, même si quelques voix se font entendre, mais qui, le plus souvent, portent sur des points particuliers. Quant aux années antérieures, elles ont surtout consisté à mettre à l’abri le système scolaire de toute mise en doute radicale. Il est possible que l’on puisse, enfin, après les années de plomb de la conscience critique, renouer avec la capacité d’analyse des appareils en temps de post-libéralisme[3].

    Il n’est donc pas assuré que nous ayons assisté à une casse en règle de la chose scolaire, mais à coup sûr des valeurs qui ont pu - de manière idéale – la fonder. Le moins qu’on puisse constater, avec tristesse, c’est la perte pathétique de tout horizon de sens, ce qui précisément aurait pu garantir la crédibilité et l’autorité de l‘institution. Les attitudes actuelles continuent à marquer la fuite des vraies questions et l’incapacité de penser cette situation comme quelques bizarreries de « refondation » qui consiste à « prendre les mêmes et on recommence » (rempilages) pour perpétuer le bavardage et la dissémination (empilages) qui ont généré ou accompagné la crise, à l’opposé d’un dessein commun décidé et clarifiant.

    Le passé critique semble en effet bien loin. Plus encore donc : un tel projet exigerait une convocation à nouveaux frais des ressources de l’étude, entre questionnement philosophique et examen anthropologique. Déjà faudrait-il un préalable : celui qui consiste à se séparer de notre attachement dévot à l’idéologie, et de notre proximité aveuglante de la doxa. Le changement d’échelle de la mutation en cours rend en effet caducs les recours aux analyses les plus pertinentes du passé, et davantage encore l’effort pour ménager sens et contresens de l’école, sans grand dépassement dialectique. Mener un tel travail n’est pas dans mes capacités. Mais tout au moins peut-on signaler l’importance qu’il y a aurait de revoir la copie dans un cadre conceptuel et méthodique renouvelé.

    Petite totalité

    Si l’école actuelle ne définit pas d’horizon de sens en dehors d’elle-même, et n’ose pas déclarer ses intentions profondes – mais ce n’est pas nouveau ! – elle se pose par contre en univers total de la raison éducative : ce narcissisme de l’institution – son amour d’elle-même – lui fait minimiser le domaine bien plus vaste de l’« éducation seconde », tandis que la surchauffe interne du discours (hyper-discursivité) hyperbolise son domaine qui continue en cercle fermé, comme en autogenèse : et si elle admet l’influence extérieure, c’est soit par l’injonction supérieur du politique, soit comme pour en être submergée, en une adoration supérieure pour la nouveauté, comme le montre le développement insensé du discours du « tout-numérique ».  En réalité, si l’école a pu constituer un état dans l’état, c’est au titre de la logique interne aux institutions. Autonome, sûrement pas, « totale d’elle-même », à coup sûr.

    S’il a pu faire croire en son pluralisme interne, cet univers totalisant ne souffre pas en réalité de contradiction : au lieu que la plupart des territoires du politique peuvent donner lieu à quelques analyses perfides et lucides, par exemple dans le Monde Diplomatique, l’école, elle, bénéficie d’un formidable interdit, qui lui garantit l’invulnérabilité critique.

     

    Absorption

    L’idée de quelques idéologues des années 80  a été de penser intégrer les messages de l’ « éducation nouvelle » dans un contexte à la fois rétro- et post-libéral. On pouvait, au sein du système tel quel, laisser s’épanouir ces formidables leçons indépendamment d’un système idéologique.

    Mais l’intégration véritable est rarissime : soit elle aboutit à une dissolution de l’identité et de la culture d’origine, soit elle est cantonnée dans les ghettos communautaristes. Une intégration de l’accueil supposerait en effet une avancée culturelle de l’ensemble, nourrie comme toute langue par les apports nouveaux. Il ne semble pas que l’école dans sa visée totale soit capable de ce pari.

     Les « pédagogies nouvelles » sont diluées ou cantonnées, ou bien on ne prend qu’un petit bout, qui n’a plus de sens hors de son contexte. Ce n’est pas nouveau, mais, au moins, les intervenants du genre auraient pu tirer quelques leçons historiques, et si, de ce point de vue, un Illich dans les « échanges de savoirs » aura sans doute moins souffert de ces appropriations par l’institution qu’un Freinet, devenu une sorte de bel alibi pour un appareil qui ne peut qu’en rejeter les présupposés politiques, l’essentiel reste inchangé. Cette erreur de départ n’a profité ni au système, du moins en apparence, car sa géographie chaotique semble désormais faire partie de ses caractéristiques  systémiques, ni aux défenseurs de l’éducation nouvelle, priés de rester entre eux et attachés soit au repli identitaire durable, soit à l’utilisation de la notoriété du genre dans quelques « sciences de éducation » au bénéfice de quelques carrières individuelles.

     

    L’utopie de l’intégration des pédagogies émancipatrices dans le système post-libéral ne mène à rien, sinon à vider le sens desdites, ou à entretenir les illusions de progrès pédagogiques chez les scolaristes. Certes, j’ai pu travailler « autrement » toute une carrière, mais à quel prix ? Il est toujours possible de passer entre les mailles, ou de se faire une niche de pédagogue à l’abri... Cela ne change rien à la cause commune. La plupart de nos compagnons se sont d’ailleurs lassés, et on fui, par le haut ou par la bande, et, au bout du compte, si nous avions quelque influence, l’institution se faisait fort de mettre le holà. De la même façon, il y a en effet toujours des « marges de manœuvres »… pourvu qu’elles ne mettent pas en cause l’avancée de l’utopie globale Néo.

    Injonction paradoxale

    Le sens de l’école n’est en effet guère ambigu. Ce qui l’est, par contre c’est le discours scolaire, en ce qu’il prétend donner à l’école un statut indépendant de ce qui la fonde. A défaut d’un point de départ d’évidence structurelle, on se risque, à l’intérieur même de ce schéma, à des arguties sur « le meilleur sens » ou sur le « sens rêvé » de l’école et aux hypothèses variées en vue de son aménagement, d’ailleurs toujours d’un futurisme aléatoire.

    Ce qui semble nouveau par rapport aux périodes antérieures, et qui est sans doute lié à la rupture des deux dernières décennies, c’est la montée du discours inversible : jusqu’alors, l’école racontait ce qu’elle n’était pas, au mieux faisait repentance de son impuissance. Les deux dernières décennies ont vu aussi monter une pratique de « communication » à peu près diamétralement opposée à l’action réelle supposée. Si cette dimension du discours hypocrite perdure, elle dégage peu à peu un espace pour une configuration pathologique, qui implique les « souffrances » du scolarisme outrancier. L’accumulation de propos inversibles s’épaissit finalement en une concrétion du paradoxe ; plus que le vœu pieux, il s‘agit de l’injonction paradoxale dont l’exemple le plus récent est le « refonder/ne pas toucher aux fondations »…

    On le sait, ce type de discours, pourvu qu’il soit pratiqué de manière réglée, rend fou, puisque celui qui a voulu suivre l’injonction de changement est prié tout aussitôt de ne rien changer qui puisse mettre en cause l’ordre des valeurs.  Ce qui au passage permet aux meilleurs commentateurs d’asseoir leur pouvoir par une glose infatigable de la situation qui n’engage aucune action.

    Asservissement des fins 

    Il y a peu de chances que l’école accepte de retrouver désormais le sens d’une « éducation fondamentale » au sens d’une formation humaniste qui ne soit pas attachée à l’utilité sociale - organisationnelle et consumériste -, ni aux nouvelles formes de l’asservissement volontaire, mais viserait l’épanouissement des capacités réelles (et non des compétences d’adaptation) de la personne (et non de l’individu manipulable). Il s’agit en effet d’une avancée à contre-sens des grandes visées téléologiques, qui notamment réduit « comme en entonnoir » le possible éducationnel, situation d’autant plus paradoxale – et à mes yeux insupportable - que s’accroissent les champs de la connaissance et les possibilités de découvertes comme les chances d’invention.

     

    A suivre (peut-être) : Disjonction systémique

     

     



    [1] v. Denis Kamboucher, L’Ecole, question philosophique, Fayard, 2013.

    [2] v. Que peut une philosophie de l'action éducative ?, Phileduc, 2012 [En ligne] : http://www.phileduc.fr/archives/2012/11/13/25569563.html

    [3] v. Charlotte Nordmann, À propos de : La Nouvelle école capitaliste. Défendre l’école sans la critiquer ?, N’Autre école, 2013.- http://www.cnt-f.org/nautreecole/?A-propos-de-La-Nouvelle-ecole

     

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