• La fin de la philosophie

    Je rebondis ici sur un texte  posté par Catherine Chabrun (Icem) sur son blog ("Vous avez dit philo"?)

     

    La fin de la philosophie

    (La fin, c'est à la fois le sens, la dissolution et la disparition).

     

    Une philosophie critique pourrait aujourd'hui se donner pour tâcher de revisiter quelques-unes des notions massives qui habitent le discours sociétal. A commencer par celle de philosophie, et celle d'éducation, à frais nouveaux. Tant elles sont porteuses de mythe. Et en débutant (comme si nous débutions) par dépouiller le terme, sous forme déconstructive, y compris les termes de "philosophie critique" ou "philosophie de l'éducation". A défaut de ce travail, nous entretenons l'équivoque. Lever toute ambiguïté est un travail sans... fin.

    La fin de la philosophie

    La conception de la philosophie en vigueur actuellement en France est à haute teneur en idéologie. L'utilisation multiforme du terme l'éclate littéralement bien loin des nobles définitions. Elle remplit en ce sens trouble une fonction de régulation sociétale, intimement liée à la gouvernance libérale des esprits, qui entend bien entretenir la confusion.

    Sous le terme générique de "philosophie", employé dans l'ampleur de sa polysémie, se trouvent aujourd'hui tous les genres, toutes les postures : depuis les plus nobles entreprises de la grande tradition jusqu'aux positionnements les plus serviles des singes de cour.

    Philosophie ne peut se comprendre comme hyper-synonyme, incluant alors conception, doctrine, idées, opinion, réflexion, réflexivité, système, méditation, logorrhée abstraite, etc. la liste sera longue et accablante.

    On ne peut confondre la philosophie et ses avatars. La philosophie est une construction au même titre que la littérature, un ensemble d'activités organisées à partir de ce qui nous importe. Le questionnement est au cœur de la méthode philosophique.

    On pourra utilement se demander au passage quel intérêt trouve ici le discours dominant à maintenir la confusion et le mélange des genres.

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    J'appartiens à une famille de pensée où il paraît honnête de décliner le "d'où je parle", d'expliciter les présupposés, et les principes du parcours textuel.

    Au nom de quoi, ainsi, je pourrais me prétendre "philosophe".

    Ce pourrait être par exemple pour avoir émargé plusieurs années dans un département universitaire de philosophie, ou encore pour avoir mené longuement des travaux en philosophie de la transmission, ou encore parce que je suis un bon connaisseur de "philosophie de l'éducation". Ou encore pour avoir quelque peu fréquenté le domaine des "sciences humaines" et celui de l'épistémologie.

    L'ambiguïté demeurera, et mieux vaut se passer de ces titres. Car ils sont lourds d'affiliation convenue, et, pour quelques-uns, d'arrogance.

    De quelle "philosophie" est-il donc question ? Travail de pensée, recherche métaphysique, études phénoménologiques, questionnements ; discipline universitaire, matière scolaire, activité scolaire ; mais aussi idéologie, opinion, mondanités, prophétismes… C'est ainsi que nous sommes joués : d'autres sont philosophes pour nous.

     

    1) Quelle philosophie ?

    Dans ce domaine éminemment protéiforme, de quoi s'agit-il en pratique ?

    La philosophie n'existe pas en soi. Elle est instituée et incarnée. Elle est marquée par son historicité. Elle ne saurait se comprendre alors comme a priori de l'activité humaine, comme ce la aura pu souvent être le cas.

    S'agit-il de l'exercice professionnel d'une matière scolaire ? la philo des années 60, réservée à ceux qui avaient pu "poursuivre leurs études", à certaines sections, c'était une initiation généraliste tardive, aux divers aspects de réflexion sur l'homme abordés dans la tradition, et plus récemment, dans les sciences humaines. Un joli fourre-tout, mais qui nous changeait parfois, sous réserve de la qualité de l'enseignement, des "sciences sans conscience", laissant pour les spécialistes un peu de temps pour souffler, pour les autres, bien peu de temps pour jamais approfondir. Un vernis.

    Ou d'une discipline universitaire ? Sera "philosophe" le "prof de philo", le spécialiste d'un domaine, le tenant d'une théorie. Si possible en cela diplômés et labellisés.

    Du journalisme d'idées ? Quelques "philosophes" médiatiques imposent une définition....

    De l'érudition en histoire des idées ou en monographie des philosophes retenus par la tradition officielle ?

    D'une recherche de nouvelles voies sur les bases de la coutume : j'entends par exemple quelques jeunes gens vantant la possible émergence de nouveaux penseurs profonds. La conception de la philosophie ici répercutée est celle du scolastisme académique en vigueur, dont on sait pourtant depuis longtemps qu'il tient d'une définition historique et sociale : plus le discours s'enfle, plus augmente l'illusion.

    S'agit-il donc de la posture du "Penseur" désigné dans l'économie sociétale ? C'est ainsi que l'on trouve des expressions comme les "penseurs de l'éducation" (sic)... Car nous autres ne pensons pas tous, dans un monde sur-hiérarchique.

    De l'activité d'opinion de l'idéologue d'état ? Dans ce genre, un aréopage de vedettes à vie occupent le haut du pavé médiatique et n'entendent en découdre qu'avec leurs pairs. Une simple revue de presse quotidienne montre à quel point ils récidivent sans cesse.

    Ainsi, la philosophie, qui devait comme activité vitale être synonyme d'excellence, s'est-elle parfois dégradée et perdue en connivence.

    Le cas de la "philosophie pour enfants"

    Pourquoi pas, avec les pincettes d'usage quant aux moyens et aux finalités. Mais le terme de "philosophie" complété par celui d'enfants" reste gênant. Il est apparu dans les milieux scolaires français voilà plus de deux décennies sous forme d'une nouvelle mode – comme on en voit de temps en temps - inspirée des travaux de Lipman. Il n'est bon bec que d'Amérique : mais il eût été prudent d'analyser les soubassements... philosophiques de l'entreprise, forme laïque d'une méthode de réflexion existentielle, tout à fait classique dans les milieux chrétiens progressistes du milieu du 20è siècle. Le risque étant celui du "catéchisme". Je me souviens de la conversation "philosophique" de l'écrivain de l'enfant en dialogue...

    Le terme "philosophie" est ici abusif : par trop ambigu. La "philosophie pour enfants" est au fond une expression fallacieuse. Le terme de "questionnement" est inapproprié, sauf à le retenir lui aussi dans une acception généraliste. Bien sûr que l'enfant est capable de réflexion. Pour autant, pourquoi ce terme de philosophie, par ailleurs fortement connoté dans d'autres secteurs, notamment celui de la capacité d'émergence à la personne adulte ?

    Pourquoi se payer de mots ? Précisons, et réservons. Je n'ai pour ma part jamais appelé "philosophie pour enfants" une réflexion avec les enfants. Qui sont nos pairs.

    Car nous aussi nous sommes impliqués, et ne devons pas faire croire que nous pouvons instruire l'enfant du haut de notre chaire, sans nous instruire nous-mêmes : nous avons TOUS des progrès à faire ensemble quant à la pensée réflexive, créatrice et critique.

    ***

    L'histoire de la philosophie est celle du passage progressif d'une "super-science" couvrant tous les domaines de la connaissance et en délibérant, à la concentration sur une méthode de questionnement. Des pans entiers ont peu à peu échappé à l'emprise de la "philosophie", même si aujourd'hui on en fait une question de vue avant/arrière : soit du côté de la philosophie, soit du côté de la thématique ("philosophie des sciences", "du langage" etc. .Il semble bien que les pans linguistique, psychique, sociologique, technique aient bel et bien été autonomisés par le progrès de l'anthropologie générale, et si les philosophes s'adonnent encore aux valeurs (que déchaînement récent!) , c'est en dépit du développement de l'axiologie.

    Car paradoxalement, la philosophie est sans frontière. Elle se trompe par conséquent lorsqu'elle entend se substituer à des pans de l'anthropologie, quand elle veut surplomber la recherche, quand elle ennoblit en sa belle rhétorique le propos d'opinion.

    On ne peut donc confondre philosophie et réflexion. La philosophie est une construction au même titre que la littérature, un ensemble d'activités organisées à partir de ce qui nous importe. Le "questionnement philosophique" est au cœur de la "méthode philosophique".

    Celle-ci peut donner lieu à l'effort théorétique ? Par exemple, lorsqu'on parle de "philosophie de la transmission", il s'agit d'une réflexion heuristique et classificatoire autour d'une "grande thématique" : le premier soin étant de déconstruire la notion toute faite, à la très grande polysémie. Une seconde démarche vise à organiser un questionnement ouvrant sur des champs inédits. Le troisième volet de l'entreprise consiste à renvoyer à l'anthropologie ce qui relève en effet non pas d'une philosophie" mais bien de méthode en sciences humaines.

    Il s'agirait alors plutôt d'une activité, qui est celle du "philosopher", donnant lieu au questionnement. Certains l'auront conçue ainsi comme une méditation sur nous-mêmes. Il importe alors de rendre à la philosophie sa vocation de profondeur réflexive. Et de revenir à la dialectique vitale entre distance et présence, entre attraction et abstraction. Philosopher (si on l'arrache à sa signification pure et dure : "raisonner selon les principes de la philosophie ") conviendra déjà bien mieux que "philosophie". Encore qu'il s'agit d'un stade ultérieur à la réflexion. Réfléchir... pourquoi pas ?!

    Ceci nous ramène au sens de l'éducation : qui ne vaut rien si elle n'est émancipation. Cette simple maxime ruine tout le procès scolaire actuel, quand il n'est question que de cadres, de programmatique, d'adaptation et d'utilité.

     

    2) La "philosophie" comme mythe

    Mais en même temps, le mot se remplit de rêve et de sens fictif. Il y a dans la culture française un mythe de la philosophie, d'autant plus sublime qu'on peut y adorer ce qu'on veut. Ce n'est décidément pas le moindre paradoxe, quand on se souvient que longtemps la philosophie occidentale s'est définie comme réflexion rationnelle à l'opposé de l'imaginaire et de l'ineffable.

     

    L'affaire de tous ?

    En opposition à une idéologie qui institue des "philosophes", des "penseurs", et, singulièrement pour ce qui nous concerne, des "penseurs de l'éducation" auxquels nous déléguons (ou qui nous privent de) notre capacité de réfléchir et de parler, nous affirmons que la philosophie est l'affaire de tous. Il en va de même pour la pédagogie, qui est la philosophie de la méthode.

    En opposition à une scolarisation minimaliste nous affirmons que chacun a droit à l'excellence : et à pouvoir accéder à la plus grande capacité critique possible. En opposition à un scolarisme qui peu à peu brise l'élan de curiosité chez l'enfant : des études raccourcies, ségrégatives et utilitaires, une "formation de l'esprit critique" qui se borne au slogan et se contente de viser (sans l'atteindre!) la maîtrise de quelque pédante "litteratie", nous affirmons qu'il faut toujours croire aux idéaux éducatifs et pédagogiques, et, à contrecourant des tendances, à la possibilité d'émancipation, d'y œuvrer en pratique, et non se contenter de beaux et pieux propos "philosophiques".

    Cela concerne la formation, et plus généralement, la "culture professionnelle" de l'enseignant : nous sommes convaincus qu'il est absurde d'enseigner et d'apprendre sans conscience de ce que nous faisons. De ce pourquoi nous le faisons. Quiconque a fréquenté les centres de formation sait à quel point la philosophie de l'éducation (et me rapport aux nouvelles donnes, comme d'ailleurs la pédagogie des médias) occupe une place dérisoire.

    Dans une théorie de l'ignorantisme, il n'est en effet pas question de laisser le "peuple" réfléchir. La stratégie de crétinisation organisée par l'école comme par les médias est indispensable à une gouvernance qui n'entend pas remettre en cause les bases des pouvoirs en place.

    Cela n'est pas simple. Nous revendiquons une éducation qui vise l'excellence pour tous, le droit à la réflexivité critique, et à la conscience de la distance spirituelle de l'être. C'est là une visée humaniste, mais utopique au regard des finalités de l'éducation scolaire actuelle. Car il faut bien des déterminations, bien des circonstances, pour faciliter une telle émergence.

    Le bel idéal de partage réflexif en éducation n'est guère en pratique suivi d'effets. Ça va loin... Car comment pourrions-nous le prôner et inciter les plus jeunes à y accéder, si nous-mêmes sommes incapables de montrer l'exemple, de débattre ensemble des questions de fond ?

    Et comment puis-je engager les jeunes à devenir des "citoyens actifs" si moi-même je ne suis pas citoyen ? (sinon invité à élire des ambitions, assister dans la salle ou alimenter le marché) ? Si je n'ai pas moi-même droit de participer aux affaires de l'école et de la cité ?

    Et comment en pratique déjouer les limitations imposées par le cadre programmatique ? Y compris le "nouveau". Cela ne devrait pas être impossible, et nous avons parfois réussi en équipe à imaginer des espaces dans la coopération et les activités interdisciplinaires. Rarement (ou alors, gare!).

    Une autre question est celle de la pensée partagée. Ni donc celle de "l'auteur", fût-ce celui d'une œuvre véritable (toujours respectable pourvu qu'elle soit invention), ni non plus celle d'une École, aujourd'hui introuvable, voire l'animateur vedette d'un courant d'activités philosophiques ("ateliers") mais celle d'une réflexion à construire ensemble.

    On voit là combien la coexpérience est difficile. Les éducateurs que nous sommes, tous genres confondus, ont bien du mal à échanger, débattre, chercher ensemble. En témoignent les listes (à de rares exceptions près) et les sites spécialisés, où les questions de fond s'évaporent aussitôt posées. Or je ne peux prôner le sens critique pour les élèves si je n'essaie pas de l'exercer moi-même. Pour que la réflexion critique soit envisagée comme l'affaire de tous, il faudra commencer par vaincre bien des préjugés, débloquer bien des verrouillages, lever bien des barrières. D'autant que les clercs qui ont ces dernières années renforcé leurs positions dominantes font assez savoir qu'ils n'y sont pas enclins. Comment pourtant utiliser de manière ouverte les formidables outils dont nous disposons ? Il faudra sans doute rêver du passage à une conception de la culture et de la démocratie différente de celle qui entretient ces amalgames et ces interdits.

     

    La poésie doit avoir pour but la vérité pratique. Elle doit être faite par tous, non par un.

    Ainsi Lautréamont ouvrait-il jadis une tout autre voie que celles des faux-semblants dont nous sommes aujourd'hui accablés.

    Tout texte est discutable, amendable, améliorable.

     

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