• L'école du bon sens (critique)

    Renouer avec la fonction critique de la philosophie de l’éducation

    et retrouver le sens du bon sens

     

    A propos de : Laurent Ott, Quand la gauche ne pense plus l’école

     

     

                                      Janus Bifrons (Source : As de Nîmes)

     

    Je ne sais pas ce qu'est la "gauche" hormis le pôle d'équilibre de la gestion politique nationale. L'abandon par "la gauche" de fondamentaux qu'on pourrait évoquer en différents moments de pointe (36, CNR, 68, 81 etc.) ne date donc pas d'hier : c'est un processus ancien. Et nous n'avons pas en notre temps été moins combattus par la "gauche" bien-pensante que par d'autres factions rétrogrades.

     

     

    L'essentiel reste que nous ne pouvons interpréter un monde qui a changé avec des distinctions antérieures. Ni avec les catégories données de la doxa.

     

     

    Sur le terrain des conceptions d'enseignement, il n'y a jamais eu d'homogénéité entre les tenants d'une dogmatique et les pédagogistes tentés par le postlibéralisme : il y a eu en effet - il y a longtemps - une période d'affrontement triangulaire entre les tenants réactionnaires d'un ordre traditionnel, qui n'étaient pas plus "de droite" que "de gauche", les modernistes soucieux d'efficacité - quelle qu'elle soit pourvu qu'elle soit à la page - et les tenants d'une pédagogie d'émancipation. Ce qui est advenu de ces luttes n'est guère glorieux, d'autant que les idéologues ont eu tôt fait de récupérer à leur profit et de dissoudre dans le verbalisme les efforts des pédagogues passionnés.

    Aujourd'hui, après la désastreuse fantasmagorie de la querelle d'opinion dite du "pédagogisme", on ne verrait guère que d'un côté les tenants d'une vision crispée, passéiste, grotesque, quasi obscurantiste, et de l'autre les animateurs d'appareils idéologiques post-libéraux.

    1) Depuis trente ans, "la gauche" n'a donc rien globalement d'une catégorie heuristique ; et l'alternance entre les deux tendances d'équilibre de la gestion néolibérale ne peut laisser aucune illusion sur une quelconque ambition "émancipatrice". Et encore moins au-delà : on le voit sans cesse.

    Disons que le "postlibéralisme" tous genres confondus ne "pense" plus l'école de la même manière, mais l'essentiel demeure : que son discours "publicitaire" contredit la réalité de l'action. Sur le plan discursif, "La carte n'est pas le territoire"! "Sous des dehors anti-capitalistes", il y a en effet du monde dans la sphère du "discours scolaire", tel qu'il abonde, et qui décidément devrait faire l'objet d'un travail d'analyse critique en due forme et rigueur : ses stéréotypes, ses slogans, ses articles de foi.

     Aucune illusion par exemple sur le point de conjoncture "refondation" : un slogan. La réforme ne peut prendre le sens de nos idéaux, mais, par contre, elle peut très bien se comprendre comme aggiornamento postlibéral, notamment à partir des nouveaux appareillages qui s'attachent à cette ambition – socle, compétences, fétichisme numérique, etc.  

    Quant aux phénomènes de laminage des meilleurs messages, c'est "La tentative syncrétique". 

     Il serait envisageable, et peut-être souhaitable, en effet pour nos néo-idéologues de dépasser l'ensemble des contradictions possibles et de fondre les dans le même moule général. Autrefois, on parlait de "récupération". Le phénomène est plus vaste : il ne s'agit plus seulement de mettre à profit la  "part utile" de la pensée (ce que les "pédagogies nouvelles" ont d'efficace peut ainsi très bien servir une cause inverse de celle pour laquelle les précurseurs ont œuvré). Plus récemment, l'exemple de l'"éducation aux médias" est assez cruel : ceux qui ont été les pionniers d'un rapport émancipateur et critique à la pédagogie des médias – qu'ils ont considéré alors comme un domaine-clé - en ont été pour leurs frais et ont dû faire le deuil de leurs illusions. Quant aux "mouvements" dits pédagogiques, ils se sont empressés de conforter la version officielle plutôt que de soutenir les efforts critiques. Aujourd'hui d'ailleurs, dans l'oubli programmé des travaux fondateurs, tout se perd et se fond dans le vertige techniciste du maelstrom numérique. Exit la question du sens.

     

    - C'est un processus global, classique, remis à la page. La même mésaventure arrive aux "phares" de la pensée éducative. Qu'un Dewey serve la pensée libérale est assez logique. Mais c'est plus triste, s'agissant d'un Freinet." Tout ce dont nous étions assez prévenus est devenu possible, et : "Finkielkraut plaît à Gauchet qui plaît à Meirieu... (etc.)".

    Sources : http://le-debat.gallimard.fr/numero_revue/2014-2-mars-avril-2014/
    http://conditionsenseignantes.fr/event/hommage-meirieu/

     

    2) On continue à penser le monde de manière binaire sinon manichéenne, au sein d'une même sphère globale. Cette vision simpliste se retrouve sur d'autres plans : par exemple, en sciences humaines, où la référence épistémologique est limitée à ce que la doxa en décide. Sur la question scolaire on ne voit guère aujourd'hui de "pensée alternative" ni de support éditorial ou de revue d'idées en ce sens : ce qui supposerait de sortir du cercle et de l'équilibre centripète gauche-droite et de tout ce qui est calqué sur cette bipartition. Ce qui suppose aussi une radicalité peu représentée. Et peu appréciée chez ceux qui se sont donné comme tâche de verrouiller et de veiller à ce qu'un nouveau souffle n'émerge pas.

     Dans une configuration qui ressemble plus aux intuitions de Reimer et Illich, et aux analyses de Marcuse, qu'aux compromis des intellectuels de cour, on ne voit d'ailleurs pas pourquoi se gêner : je ne vois pas chez nos collègues dont ce pourrait être le travail d'étude en règle des effets sur l'école de l'évolution d'ensemble. Et les rares que je connais qui ont là quelque lucidité ont adopté la devise "pour vivre heureux vivons cachés".

    Non, on ne voit pas pointer d'alternative, ni même de pensée de l'alternative adaptée aux formidables évolutions récentes, ce qui nécessiterait une nouvelle radicalité, et le refus des compromis. Les avancées du système totalisant sont en effet tout aussi inquiétantes que la résurgence des vieux démons. Face à cela, les maîtres à penser en vogue ne proposent qu'une pensée essoufflée, et déconnectée du principe d'action (car "il y a urgence", n'est-ce pas ?). Ne gardons pas pour analyser le monde tel qu'il est en train d'aller, des catégories dépassées : la "gauche" postlibérale pense l'école postlibérale. 

    Il ne faut se faire aucune illusion sur ces points : la "refondation" a été un slogan : elle ne peut prendre le sens de nos idéaux, mais, par contre, peut très bien se comprendre comme aggiornamento postlibéral, notamment à partir des nouveaux appareillages qui s'attachent à cette ambition – socle, compétences, fétichisme numérique, etc.  

    - " visant à l’émancipation des élèves" : nous avons assez montré à quel point la pédagogie, comprise comme art d'être ensemble dans un processus éducatif et non comme technique et/ou idéologie, comme elle a assez été dévoyée, réduite et déréalisée, pouvait avoir d'efficacité déstabilisatrice des dogmes. C'est cela même qui est systématiquement combattu.

    C'est le point clé. On ne voit pas actuellement comment les "forces de gauche" tous genres confondus pourraient favoriser toute initiative qui engagerait un processus différent. Ni même accepteraient de jeter un grain dans l'engrenage. Pour l'instant, ces forces se sont plutôt employées à contrôler toute avancée, tout débordement.

     

    Belle formule, profonde :

    Chaque école peut être grande par la valeur des enfants qui la fondent.

    Je lis donc : " Faisons Ecole ici et maintenant avec tous ceux qui sont là, en commençant par prendre conscience de notre richesse et de notre diversité. Nous connaissons des pédagogies (…) des pédagogies bientraitantes...". Raison de plus pour en promouvoir le principe de toutes nos forces. Sans relâche, ce serait encore mieux. Ce qui est triste, c'est que ce programme est le nôtre à tous… il y a un demi-siècle ; et nous avons su ainsi réussir, chaque fois que nous n'en avons pas été empêchés. Y compris par ceux dont la vocation affirmée était de promouvoir les pédagogies de la réussite. Et tant que nous ne sommes pas sortis de cette période, nous ne pouvons que prétendre à la clandestinité.

    Je lis aussi : "J’ajouterai aussi que certains mouvements pédagogiques ne sont pas clairs par rapport à ça." O combien, et c'est un processus durable. Nous en subissons les effets : il s'agit là d'ailleurs davantage de "mouvements complémentaires" d'un pouvoir et d'une politique scolaires (qui parfois "siègent") que de lieux de production d'idées et d'action critiques. Condorcet semble bien loin, en effet.

    Les anciens "mouvements" n'ont pas suivi la ligne possible (et souhaitable) que pouvaient impliquer leurs déclarations de principe et les engagements d'une époque révolue. La question de la "pédagogie des médias" a été un bon test pour conserver les renoncements de la plupart d'entre eux, qui n'ont pas compris ou ont trop bien compris l'enjeu. On trouvera aussi d'étranges apologétiques du Socle inventé sous Darcos, des Compétences, et de tout un fatras "d'idéologèmes programmatiques" dont on ne se donne même pas la peine d'analyser les fondements et les fins. Sur la question de l'action, ces "mouvements" ont choisi l'immobilisme. Il y a pourtant des actions possibles pour impulser du questionnement et de la dynamique. En lieu et place du verbalisme, ou du déversoir idéologique. Sur le plan démocratique, ces "mouvements" ont abandonné l'idée même du débat de fond sur les points clés de l'action éducationnelle. Ou ont renoncé à l'action pour se réfugier : à la base dans l'entre-soi, tout en haut, dans les mondanités, loin de la convivialité et du partage.

     

     


    3) Nous subissons les effets d'une période ravageuse. Je reste persuadé qu'il faut aussi ouvrir un nouveau front intellectuel relatif à l'éducation. A l'opposé des abandons, je crois toujours important une "philosophie critique de l'éducation" pour aujourd'hui. Mais après un quart de siècle de reculades successives, quelles en seraient les conditions d'émergence ?

    Quant à la "pédagogie", il n'est pas d'enseignement sans ; reste à savoir laquelle. Sa place mériterait à elle seule une analyse, tant elle a volé en éclats dans l'éparpillement de considérations institutionnelles. Sans compter le maillage d'ensemble et la proximité entre "mouvements" et "médias" : les médias "pédagogiques" (Cahiers pédagogiques, Café pédagogique notamment) regorgent d'exemples d'une pensée qui n'a rien à voir avec la pédagogie, et encore moins une quelconque philosophie critique, pas davantage d'ailleurs qu'avec le "sens profond" requis par toute philosophie digne de ce nom, et dont la moindre des choses serait de démonter les présupposés. Ne parlons pas de la "philosophie critique de l'éducation" qui n'a évidemment pas dans l'état droit de cité.

    Pour élargir ce propos, le "discours scolaire" dans son ensemble jouit d'un privilège critique remarquable : on n'en voit nulle part d'analyse, et ce "tabou" a pour conséquence le déploiement unilatéral d'une pensée convenue. Singulièrement, pour qui a quelque peu pratiqué l'analyse des contenus de presse – que pour ma part j'ai en mon temps promu avec d'autres – il n'y a comme dans toute rigueur scientifique, aucun tabou préalable, aucun passe-droit : le discours médiatique sur l'école, y compris celui des médias "pédagogiques" ne peut théoriquement se prévaloir d'aucun droit divin. Mais en réalité, il n'y a aucun inventaire en cours, et les "maîtres à penser" comme les piliers d'appareils doxiques peuvent dormir tranquilles. Le bon peuple n'a plus (qu')à penser par lui-même. Et se demande bien comment faire dans ces conditions.

    Je ne résiste donc pas à la relecture de Freinet :

    "Par le texte libre et le journal, nous entraînons nos enfants à la critique de l'imprimé, à l'acceptation et à la recherche de cette critique. Ils détectent dès lors, avec le bon sens retrouvé, sous le ronflant de certaines pages, le fait rédhibitoire du verbiage et de la "littérature". Ils apprennent, par l'expérience, à juger les œuvres qui leur sont soumises, et ils sont vite aptes à découvrir ce qui se cache de faux et de contradictoire dans les rubriques imposantes des journaux. 

    (…) Sur de telles bases, nous avons donné à nos élèves cette idée, à notre avis décisive que tout, dans ce qu'on leur enseigne, peut être reconsidéré, que les pensées les plus imposantes peuvent et doivent être passées au crible de leur propre expérience, que la connaissance se conquiert, et que la science se fait. 

     Le jour où les citoyens sauront que leur journal peut mentir ou du moins présenter comme définitives des solutions qui ne sont qu'un aspect partiel des problèmes imposés par la vie, lorsqu'ils seront en mesure de discuter avec sagesse, mais aussi avec hardiesse, lorsqu'ils auront cette formation d'expérimentateurs et de créateurs que nous nous appliquons à leur donner, il y aura alors quelque chose de changé dans nos démocraties." (Le Journal scolaire, 1957)

    C'est là un des innombrables exemples de l'excellence perspicace et généreuse des périodes de recherche pédagogique authentique. Tout le monde pourrait utilement se poser la question suivante : comment un telle richesse patrimoniale a-t-elle pu à ce point passer à l'as ? Et que faire pour sortir de cette enclave ?[1]

     

     

     

    P.S. Quant à "penser l'école", je ne comprends pas pour ma part l'expression, ni le titre : "la gauche ne pense plus l'école".

    Je ne sais pas ce que signifie ce syntagme (utilisé par exemples dans des eaux philosophistes ; voir Penser l'école) mais je crois comprendre ce qu'est "le sens de l'école" en période postlibérale.

    Une abondante bibliographie est facilement accessible pour étudier ce point. Exemples :

    http://www.ccic-cerisy.asso.fr/ecole.html

    http://philogalichet.fr/wp-content/uploads/2011/10/Le-sens-de-l%C3%A9cole.pdf

     

     - Quoi qu'il en soit, je ne vois pas une société d'un type qui prônerait et entretiendrait une école d'un autre type. Ce serait pour elle une absurdité suicidaire.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    [1] La belle expression de Jacques Brel

     

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