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Par Jean Agnes le 24 Mars 2020 à 12:21
Peut-on appréhender une situation nouvelle avec des modes de pensée obsolètes.
Jean Agnès, chercheur à Darkwood
C'est ce à quoi se risquent les idéologues. "On va vous dire".
En éducation scolaire, il ne semble pas que les "nouvelles donnes" aient fait bouger ces lignes : faire semblant d'innover, tout en gardant les vieilles valeurs. Se gausser d'une quelconque "éducation nouvelle", pourvu qu'elle reste à l’ancienne, et alimente l'escarcelle des idéocrates du genre.
Ceux qui donnent des leçons en pleine crise feraient bien de faire preuve d'humilité, et de retrousser leurs manches.
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Par Jean Agnes le 20 Mars 2017 à 11:45
Le terme d'absorption paraît aujourd'hui convenir pus fortement que l’ancienne récupération, qui a fait son temps et s'applique à des manipulations partielles.
C'est en effet aujourd'hui sans vergogne que l'on réaménagé des termes et des passés au profit d'une idéologie autre, sinon inverse.
Il s'agit au principal de l’économie du discours néo-libéral en voie de totalisation vers un "postlibéralisme". Tout y est assimilable, comme un trou noir, puisque le principe même est de ne souffrir aucune alternative, de ne supporter aucun écart de pensée.
Un ultralibéral au pouvoir, une extrême-droitière adulée, n'auront pas hésité à revendiquer naguère le souvenir glorieux, et à l'utiliser.
Particulièrement sensible dans le monde scolaire. Il n'est qu'à considérer le traitement infligé à un Freinet l'an passé, de voir comment tels idéologues peuvent s'approprier à leur profit la mémoire de grands ancêtres. De la même façon, il est aujourd’hui possible d’intégrer le propos "révolutionnaire", voire "libertaire" ou "émancipateur", jusqu'à la convocation des meilleurs et des "saints" (l'exemple de Janus korczak est en cela significatif, il y en a d'autres).
Ceci est à rapprocher du néo-cléricalisme : l'église catholique avait utilisé ses saints, en inventait d'autres. La propension des clercs à entretenir un discours à caractère éminemment religieux, avec ses croyances, ses dévots et ses prêtres, a ces derniers temps redoublé, sous des habits faussement laïcs.
Ainsi, l'absorption se joue-t-elle à deux niveaux : celui de l'accueil dans le maillage, qui peut s'accommoder de toutes les postures hormis celle de la pensée critique, au sein d'une nébuleuse dont l'opposition aux "réactionnaires" est calquée sur une partition politique manichéenne (la "gauche") ; et plus largement, celui de ce monde fini, régulé par le dualisme, qui l'équilibre et le nourrit, dont aucune échappée n'est permise, ni même possible.
Ces phénomènes sont caractéristiques de la configuration dominative, en cours d’amélioration de son propre dessein totalisant.
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Par Jean Agnes le 28 Mars 2016 à 17:47
Derrière la plainte
Des vieux grincheux qui regrettent le temps passé, il faut lire parfois le sentiment confus d’une perte de ce qui a été fait, mais qui n’a pu être transmis.
Statler et Waldorf
La difficulté de passer d’une génération à l’autre, de donner à reprendre un savoir-faire parfois séculaire, et, en raison des bouleversements techniques et culturels, le temps pris par l’adaptation aux nouvelles donnes, fait de cette question une majeure.
Nous n’en aurions pas la maîtrise ? happés par la mode, pris dans les rets de l’immédiat, refusant en cela toute réflexivité profonde.
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Dans le domaine du patrimoine pédagogique, cette question prend un tour pathétique : en plusieurs dimensions.
- Refaire le monde. Cette forme est aujourd’hui dominante. Faute de s’instruire à l’expérience, on réinvente à tire-larigot. Temps perdu, déni d’histoire. Faire passer pour du nouveau des formules depuis longtemps éprouvées, ou déjà critiquées. Certains domaines comme le rapport pédagogique aux médias développent la figure de manière radicale : en occultant purement et simplement le passé du genre, en inventant des hyperslogans. Ce qui est une manière de se défaire du monde tel qu'il fut.
- Clore le monde. Contrairement au stéréotype opposant transmission et communication, (quand la transmission se jouerait en seule diachronie) celle-ci se joue aussi dans l’espace organique des relations. On communique alors en chapelles, dans un repli nécessaire à la croyance et à a dévotion. Dans la petite nébuleuse des « pédagogies alternatives », qui ne sont plus « nouvelles » depuis bien longtemps, la crispation sur des doctrines écrites et des modèles figés (à l’opposé de ce que modèle et exemple veulent dire) entrave toute émergence. La clôture permet certes de se rassembler en petit comité, écartant tout ce qui serait étranger.
- Défaire le monde. C'est l'entreprise, à ce jour réussie, de déréalisation. Les idéologues de la "pédagogie" (pour ce qu'ils en font accroire) ont mené ces trois dernières décennies un formidable travail verbal et livresque pour délibérer du domaine en le déconnectant de ses attaches expérientielles et vitales. Ce n’est pas seulement un défaut de connaissance (c’est déjà répréhensible) mais encore une tentative d’instituer ce qui ne peut l’être. Ce faisant, les clercs ont bloqué le monde pédagogique à leur profit.
Dans tous les cas, et en avant-première de ce que serait le post-âge de la pensée éducative réduite au scolarisme, il s'agit d'accréditer la version officielle Ainsi d'en faire accroire : il n'y a rien eu avant et ailleurs, il n'y a pas d'autre monde, aucune alternative.
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Travail d'effacement, en même temps que blocage du débat. En lieu et place d'un effort collectif, les (grands) maîtres et les (petits) maîtres à penser : la surhiérarchie va de pair avec le contrôle. Rien donc, tant que nous en resterons là, hors "exercice démocratique de la pensée", et au creux de cette "métonymie du pouvoir", selon une configuration discursive à la fois éparpillée et verticalisée.
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Derrière la plainte des vieux grincheux, l’intuition que cette fuite en avant entrave notre capacité d’histoire. Ces pratiques de blocage sont contradictoires avec la mutation en cours : à l’inverse, la formidable dispersion aujourd'hui à l’œuvre n’est pensée par aucune intelligence collective, n'est compensée par aucune régulation, aucune vue d’ensemble cohérente, qui nous réconcilierait avec l’exigence de transmission.
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Par Jean Agnes le 2 Février 2016 à 16:19
Oser la mésologie 1 *
"Science du milieu", la mésologie1 pourrait paraître surannée, ou par trop savante. Pourtant, la résurgence actuelle du terme est peut-être significative, y compris pour l'éducation scolaire.
Grand Assec de Guerlédan 2015 Jean Agnès copyleft
Remis à l'honneur institutionnel international dans les années 502 puis 70, il récidive aujourd'hui via quelques considérations académiques. L'article liminaire de Dominique Ottavi (2008)3 semble bien inaugurer ce regain d'intérêt4.
Cette réapparition du terme5 de divers bords, selon divers points de vue, à partir de quelques disciplines (sciences de l'environnement, écologie humaine, géographie, théorie de l'habitat, philosophie) nous renseigne certes sur les évolutions et les diversités d'emplois, mais il peut surtout nous aider à réfléchir sur notre rapport à notre situation, à la vie, à notre propre condition.
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L'hypothèse de travail des pionniers de la pédagogie des médias portait sur une étroite articulation entre la connaissance (systèmes, supports, discours) et la production (réalisation de médias en milieu éducatif). Il s’agissait pour nous à l’époque (au milieu des années 80) de chercher à répondre aux questions posées par le milieu technique et culturel en expansion, et du fait même, de préparer les développements à venir.
C'était sans doute là une avancée par rapport aux périodes où la production de médias par les enfants et les jeunes en situation (milieu) scolaire était pratique répandue, sinon courante, mais non articulée à une prise de conscience explicite (relayée par l'enseignement) des logiques de l'environnement médiatique, ni expressément aux apprentissages qu'elle favorise, liés à notre fonctionnement anthropologique. Au fond, c'est toujours la même histoire : lire le monde (connaissance), écrire le monde (action).
Pour peu que cette dialectique soit rompue, tout projet éducationnel devient improbable. Par exemple, le risque est à double sens : d'une étude experte sans utilité pour la pratique, d'une activité de production médiatique sans rapport étroit à une connaissance critique, au plus près de la compréhension de l'artefact qui engage notre responsabilité.
J'ai avancé il y a quelques années l'idée que l'étude des médias avait tout à gagner d'une approche mésologique6. Et au fond, l'activité de production , pourvu qu'elle se passe en "situation de communication authentique", elle-même engage une compréhension et une appropriation par l'expérience de ce que média signifie. Le rapprochement n'est pas fortuit : ces remarques sont à replacer dans un ensemble où la mésologie toucherait traditionnellement l'environnement : environnement n'est pas milieu. C'est donc à la définition des contours de ce terme qu'il faut s’attacher.
1 De l'environnement au milieu : une résurgence de la mésologie
On sait que la mésologie née au XIXè siècle, chère à Élisée Reclus (entre précurseurs), a perdu très tôt une Dispute restée "virtuelle" : le terme français a vite été supplanté par celui d'écologie (Ernst Haeckel 1866), dont on connaît le succès ultérieur.
Ce fait terminologique, lié à l'utopie d'une nouvelle science possible, n'est pas anodin : ce ne sont pas là deux synonymes (malgré tel dictionnaire), et la mésologie n'est pas "une partie de l'écologie" ou encore : n'est pas partie de l'autre. Les deux termes ne se confondent pas7.
Premier renversement : le méson (μέσον ) n'est pas l'oĭkón ( οἶκον)
Μέσον est espace et temps, milieu, intermédiaire, centralité. Όἶκον est maison, habitat. Il semblerait a priori que l'écologie, comme la mésologie s'intéressent semblablement au milieu. Mais ce n'est pas au même titre. Oĭkón insiste sur le donné, Méson sur l'appartenance et la production. Le pas à franchir est celui du mode de relation : du sens unilatéral (et passif) du " milieu où l'être vivant est immergé"8, on passe à la réciprocité (active) de la relation.
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L'écologie se définit volontiers comme "Science qui étudie les relations entre les êtres vivants (humains, animaux, végétaux) et le milieu organique ou inorganique dans lequel ils vivent". Et telle autre définition entretiendra l'ambiguïté : il s'agirait alors de relations réciproques 9.
Mais avec le temps, le terme d'écologie semble avoir comme bien d'autres subi dans l'usage une dégradation sémantique qui conduit à confondre environnement et nature, et à externer le sujet. Or l'origine étymologique du terme οἶκον est bien celle de l'artefact, non dans sa construction, mais dans son usage (habiter). A y réfléchir, les termes ne sont pas antagonistes : ils ne se situent pas sur le même plan.
Second renversement : de l'influence de la nature à la réalisation de la nature
La définition avancée en 1999 par J.-A. Hertig10 sous l'angle du soin environnemental m'apparaît comme une métonymie du projet mésologique… : comme "Domaine de l’environnement regroupant l’air, l’eau, le sol, soit le milieu vital ou encore les bases de la vie (…), la mésologie regroupe les domaines pouvant mettre directement en danger la survie et la santé de l’homme et de la biosphère en affectant un milieu vital".
Dépassons des conceptions anciennes ou trop spécialisées : ainsi, la mésologie n'est pas seulement une partie de la biologie11, ni même de l'écologie, mais l'attention au lieu central de notre situation. Elle suppose alors une réflexivité accrue sur ce que nous sommes, elle s'exerce sur nous-mêmes. Elle s’intéresse au lien entre les deux dimensions de la connaissance de notre rapport au milieu et de la détermination de ce que nous pouvons (le prendre soin de nous-mêmes). Il serait dommage de jouer la dispersion conceptuelle : le plus raisonnable à mes yeux est de réserver le terme, à la fois à telle acception scientifique spéciale, mais aussi, à l'inverse, à un questionnement (d'ordre philosophique, donc) plus large.
Constater que : "la planète est sortie de l’holocène pour entrer dans une nouvelle ère géologique – l’anthropocène" - marquée par le poids des activités humaines sur les phénomènes géophysiques12 c'est tirer leçon de la conscience mésologique ; mais celle-ci ne fait que prendre en compte l'antique expérience : dès l’origine l'homme transforme radialement l’environnement13. Il le dé-nature.
Autant j'estime le travail théorétique toujours nécessaire, à l'opposé des rhétoriques oiseuses, autant je ne crois pas à une "mésologie générale", pas davantage qu'en une pédagogie générale comme au XIXè s. La pédagogie est l'humble geste. Même si l'utopie scientiste d'une "science générale" de la mésologie (comme de la pédagogie) a fait long feu, nulle raison pour en éviter la force réflexive et problématique. Paradoxalement, la mésologie permet de voir les problèmes sous un jour nouveau, et de renouveler le mode de questionnement relatif aux espaces éducatifs. Cela suffira : car il s'agit d'orienter les études, non de les circonscrire.
La situation du sujet de l'οἶκον n'est donc pas celle de celui du μέσον : la mésologie ne dissocie pas le sujet de son milieu. Celui-ci n'est pas un "donné" mais le lieu d'une relation créative. Une telle disjonction ne tient d'ailleurs pas à la définition fondamentale de l'écologie, mais à ses usages dispersés ; et elle a toujours des conséquences considérables, notamment dans la conception française de l'éducation.
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Si la résurgence de la mésologie se lit d'abord dans le secteur lettré, elle ne nous est nullement indifférente pour l'éducation pratique : elle implique une modification de notre façon de penser et d'agir. Ici comme en tout domaine, la question sera celle du reversement à l'action réelle, de l'attribution à la pratique pédagogique des principes là explorés. Elle constitue de cette manière un éclairage fécond sur les questions dont il est nécessairement débattu : sauver la planète, nous préserver nous-mêmes.
( A suivre : Enseignement et mésologie)
1 A ne pas confondre avec la Misologie ordinaire, qui est la haine de la raison !
2 A l'époque, signification du milieu exprime l'action dynamique qu'il exerce autour de lui sur les êtres vivants. v. par ex. Romuald Zaniewski, Les Théories des milieux et la pédagogie mésologique, introduction générale à l'étude du milieu. Préf. Adolf
3Article Mésologie, Bulletin de la Société Française pour l’histoire des sciences de l’homme, n°32, hiver 2008, p.47. (Les mots des sciences de l’homme).
4 Jalonné : site Mésologiques (Renard 2009),travaux universitaires d'Augustin Berque (et son site Mésologiques à partir de 2010), etc. ; cependant que la mésologie reste une spécialité çà et là (sciences de la nature, sciences politiques etc.).
5 (...) qui n'avait jamais disparu, mais s'était fixé dans des zones lointaines...
6 Philosophie des milieux, Revue transverse, 2011. Copie sur mon blog : http://www.aléasphilosophiques.fr/le-divin-milieu-a96668669
7 On trouve ainsi "écologie de l’éducation" chez Barbier (2009 : écologie de l'éducation)
8 « La mésologie est la science des rapports qui relient les êtres aux milieux dans lesquels ils sont plongés » (Robin, 1865).
9 Études des relations réciproques entre l'homme et son environnement moral, social, économique. (TLF)
10 Spécialiste d'études environnementales et climatologiques ; il place la mésologie parmi les "secteurs de l’environnement"
11 Larousse de poche, 1912
12 http://www.fondationecolo.org/xarpages/l-anthropocene ; "l’histoire humaine et celle de la nature se rencontrent", ibid
13v. par exemple Valerie Chansigaud...
* Article publié initialement sur Educavox
http://www.educavox.fr/formation/analyse/oser-la-mesologie
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