• Au petit bonheur de la pédagogie

    Réponse à Pierre Moreau

     

    Je signale de temps en temps sur telle liste des extraits édifiants de revue de presse en actualité scolaire. Collectionnés sur une période un peu longue, ils constituent non seulement un angoissant bêtisier, mais un corpus de choix pour qui voudrait revenir scientifiquement à la tradition de l'analyse critique. On n'en voit pas la couleur.

    Une fois la pédagogie des médias devenue une pédagogie "Au petit bonheur", noyée dans le grand Maelström des slogans d'état, que restera-t-il du sens éducationnel ?

    Ce texte est une réponse à une question de Pierre Moreau sur la liste Freinet : "C'est quoi le pb ? le prêt à l'emploi (prêt à penser) ? et/ou l'emprise du numérique ? l'emprise de sociétés commerciales sur le péda ? ou les 3 ? ou autre chose encore ? merci pour qq éclaircissements…"

     

    Au petit bonheur la pédagogie

                                       Isaac Cordal, Nantes 2013

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    Votre (bonne) question c'est "du lourd" : donc, du riche, et nous devons y répondre de manière un peu étayée.

     

    « En ce qui me concerne, je n'ai jamais caché mon attitude politique. Aujourd'hui comme hier, je pense que nous devons lutter pour une société socialiste. Pour cette raison, c'est l'homme de demain que nous devons préparer. Notre éducation doit être une éducation en profondeur. Et c'est à l’École qu'on doit la dispenser. Il ne s'agit pas de propagande ». (Célestin Freinet, cité par Henri Portier)

     

    Une simple revue de presse quotidienne dans les médias spécialisés soulève de nombreuses interrogations, et permet de pointer autant d'absurdités qui devraient interpeller au moins une conscience rationnelle, et en tous cas une volonté contestataire d'un ordre absurde. Rien de pire que le "constat sec", non suivi d'actions.

    Les deux exemples sur lesquels vous êtes intervenu sont indicatifs d'un ensemble qui mériterait qu'un "observatoire du discours scolaire" se mobilise. A ce jour, il n'en est rien, pas davantage du côté des "scientifiques" patentés que des "groupements pédagogiques". Il y a pourtant de quoi faire.

    Ces choses ont été simples. Elles sont faciles à comprendre : il n'y a pas à noyer le poisson. Or il faut prendre acte de ce qui se passe, sous les Grands Intitulés à la mode : la galaxie du Grand Tout Numérique, l'"EMI"…Etc.

    - Le prêt à penser, en effet : comme le pouvoir indique qu'il est aujourd'hui de bon ton (que de progrès!) de s'appliquer à suivre ses slogans, "l'enseignant innovant" s'empressera d'obtempérer. D'autres ont quelque reculs, et pas toujours pour de bonnes raisons... Le seul critère est celui de la rationalité historique et de l'exercice de l'esprit critique. A défaut, nous restons les "sujets" d'une majesté certes bienveillante, mais dans quel but ?

     

    Lire

     

    1) http://www.educavox.fr/toutes-les-breves/madmagz-deploye-dans-tous-les-lycees-picards-a-la-rentree-2015-2016

    Touchant spécialement le journal scolaire, nous avons, depuis l'apparition de cette initiative (relayée notamment par Educavox) alerté sur la dérive qu'elle symbolise. Nous avons craint il y a longtemps que le travail de légitimation institutionnelle ne génère un "clonage" de formules déconnectées du sens pédagogique.

    Cet exemple est d'autant plus grotesque que nous pouvons bien entendu nous en passer. A quoi cela correspond-il, quelle est ici la forme de l'intrusion ? Car il y a bien longtemps que nous avons créé nos journaux et nos sites, sans avoir recours à de tels "services"! Voilà aussi où mène l'idée d'un "journal scolaire", purement technico-pratique et complaisant.

    Il y a eu par le passé des échanges approfondis, nourris par l'expérience et l'étude, et avancé des distinctions salutaires quant aux diverses conceptions du "journal scolaire" (tous supports confondus) et apparentés. Cela ne va en effet ni de soi ni d'un bloc, et il y a par exemple un monde entre la pratique pédagogique du journal où se jouent les transferts d'apprentissages ou encore l'"expression sous tutelle". (A ce propos, nous sommes loin, avec "l'expression sous tutelle" de nos libres pratiques, dès la fin des années 50. Il s'agit au contraire d'un confinement majeur en cours de réalisation. Il n'est heureusement pas certain que cette entreprise de bêtification réussisse). Curieusement, aucune synthèse collective n'a depuis vu le jour, qui permettrait de s'y retrouver... et d'assumer les choix.

    A ce propos, je crois donc une mise au point générale nécessaire : la tradition de Célestin Freinet est d'une eau spécifique, bien éloignée des pratiques dénuées de sens. Cela ne signifie pas que c'est la seule définition possible du "journal" réalisé par les enfants, les jeunes, les jeunes adultes en milieu scolaire et au-delà. Et il ne faut pas compter pour cela sur les pouvoirs publics, asservis à l'idée d'articuler "numérique et "marché" et voulant enfermer le "journal scolaire" à sa définition purement technique et "scolariste", et l'amalgame des genres.

     

    2) http://www.cahiers-pedagogiques.com/Prof-doc-cheville-ouvriere-de-l-EMI

    Touchant feue la pédagogie des médias, qui a fait place à la tarte à la crème de l'hyperslogan "éducation aux médias et à l'information", qui semble bien faire fonction aujourd'hui de discours d'enfumage - et à grandes dépenses de communication institutionnelle, en lieu et place de production pédagogique, quel gâchis - nous avons travaillé de longues années en faveur d'une intégration dépassionnée du rapport aux médias dans l'enseignement. Certains voulaient en faire une "matière". J'étais pour ma part favorable à une transversalité, d'autant que depuis longtemps des profs avaient agi dans ce sens. Pourquoi pas au besoin des apports pointus, mais surtout pas des "cours", et en synergie avec les autres dimensions du cursus.

    Le problème des innombrables exemples promus (ou plutôt signalés) actuellement, c'est qu'ils déversent les "recettes", d'ailleurs pas nécessairement éclairées par une formation digne de ce nom -, sans analyse ni recul critique (ne fût-ce qu'une mise en perspective et des termes de questionnement, ce qui serait la moindre des choses) .

    Exemples sur cet article :

    - Le titre est trompeur. L'exemple donné témoigne de quelle pratique réelle ? Tout paraît conventionnel, et aurait très bien pu se passer il y a plusieurs décennies...Quel est le rapport avec une "pédagogie des médias" ?

    - Comment est apparu le sigle à la mode, pris comme argent comptant, d'où vient-il (il ne tombe pas du ciel)? pourquoi ? A quoi ( et à qui) profite-t-il ?

    Je passe les formules toutes faites répétées comme en catéchisme : " L’univers numérique est complexe, l’apprivoiser en produisant est un moyen de devenir un citoyen averti et actif." Ou encore, que penser de ce genre de formule : " Les sciences de l’information et de la communication sont devenues pour l’école une science fondamentale à diffuser sans modération dans toutes les disciplines et entre elles."

     

    ***

    Ces deux exemples significatifs montrent après tant d'autres à quel point l'héritage critique de la recherche en pédagogie des médias s'est perdu. Soit fondu sans références dans le flot des "nouveautés-qui-n'en sont pas", soit détourné dans un utilitarisme ou un "adaptationnisme" sans âme.L'exemple du Journal Scolaire est caractéristique de cet écroulement. Il n'y a pas de JS "en soi". Et il me paraît toujours que c'est un excellent sujet de recherche en action pour le mouvement le plus impliqué par le message de Freinet, pour qui le JS était tout autre chose que les caricatures en forme de gadget du moment. Un document de fond remettrait-il les pendules à l'heure ? Ou faut-il laisser couler ?

    L'exemple de la vulgarisation d'une "EMI" (dans l'Univers des Sigles...) sans grand contenu est lui aussi révélateur d'une perte de sens, et n'a plus rien à voir, ni avec ce que nous en avons travaillé, ni avec l'idée d'une intégration dans le cadre d'une pédagogie muable (et non pas stérilisée et confinée) dans les cursus scolaires.

    Ceci rejoint en effet le vertige idolâtre du "Numérique", considéré comme principal slogan d'une idéologie. On pourra appeler cela la "néo-idéologie", et on voit à quel point le discours dominant déverse là des flots de paraphrase pour conforter ce grand nuage. Heureusement que les enseignants consciencieux n'en ont cure, et que d'autres professions, notamment celles du soin, regardent cette hystérie comme une curiosité d'époque.

     

     

    Le slogan, en effet, malgré l'immensité de sa vertu déployée, n'est absolument pas à la hauteur du "changement de paradigme" que nous traversons, et qui mérite tout autre chose que des considérations et des excitations techniques ou pieuses…

    ***

    Si je me permets ces réflexions, c'est que je ne suis pas moins "autor-isé" que d'autres, même si je suis aujourd'hui retiré par la force des choses ; j'ai été longuement aux avant-postes (recherche, formation, actions) de la question du rapport éducatif aux médias et aux nouvelles techniques, et en relation avec une tout autre conception – réflexive, émancipatrice dans sa visée - que celle que l'on veut mettre en place aujourd'hui (après avoir fait table rase de l'époque antérieure). Faut-il rappeler que nous avons été pour cela battus à plate couture ?

    Tout cela est d'autant plus difficile que les tenants officiels de ces domaines, après nous avoir éliminés, n'ont aucune envie de nous laisser dire et écrire quoi que ce soit, et encore moins d'en débattre. Chacun sa place au soleil du Numérique, entre vieux chevaux de retour, clercs arrogants, et publicistes avides. Pas question de contredire, ni même d'échanger!

    Au contraire de cette posture péremptoire (excluant tout dialogue), nous prônons une large discussion ouverte sur ces questions, un échange instruit aussi bien théoriquement que pédagogiquement, à l'écart des "maîtres à penser", des rhéteurs, ou des porteurs d'opinion médiatique. (Franchement, qu'avons-nous à faire que les mandarins continuent à se positionner entre eux, avec l'aide des médias, tout en haut de l'estrade, sans que ni les spécialistes, ni les gens de bon sens, aient leur mot à dire ? Voyez comment ils récidivent sans cesse).

     

    Résister

     Alors, c'est quoi, «Résister» ? Le terme a quelque succès d'estime, après "s'indigner". Mais nous ne pouvons en juger qu'à l'aune de la vérité pratique. Et à quoi résister : si c'est non seulement aux scandales sociaux les plus flagrants, mais aussi, en matière d'éducation, au progrès sans contrepartie de la pensée unidimensionnelle, alors il y a du pain sur la planche et des actions à imaginer.

    Sauf à accepter les prescriptions du pouvoir, ses conceptions de l'école, ou participer à leur propagation, c'est en effet s'insurger contre les risques que fait courir à la culture la néo-idéologie. Ici, c'est évidemment aller contre l'avancée inexorable du rouleau compresseur libéral, aujourd'hui entrant dans une phase nouvelle, que nous appelons le postlibéralisme, avec ses fastes de slogans et de simulacres. Mais gare à ceux qui s'y risqueraient isolément! Ce ne peut donc être que le fait d'un courage (d'un "ouvrage") collectif.

    « Critiquer du haut de la chaire est chose facile, mais réaliser dans la vie, unir la théorie à la pratique, n'est certainement pas l'affaire des fanfarons de la théorie pure ».

    C'est notamment dans le domaine scolaire se révolter contre une surhiérarchie démesurée, contre la mainmise des clercs et des idéologues d'état, et bien entendu, la confiscation du débat qui ne présage rien de bon ;

    ne pas supporter, en effet, les gourmandises non seulement des clercs, mais aussi du marché et des vendeurs de tous poils, alors que nous savons bien nous passer de leurs "services" et créer nos propres outils et nos propres médias,

    s'indigner des récupérations en tous genres et de l'absorption des plus belles idées pédagogiques dans un méchant brouet "éducatif",

    c'est ne jamais prendre pour pain béni les injonctions supérieures, sur lesquelles nous sommes priés de nous aligner : depuis les Lumières, comment supporter les "paroles d'évangile"? Et l'on ne peut comprendre la raison qui pousserait à accepter le discours politique en éducation scolaire, sans exercer son jugement critique, sur les fondements, comme sur les conséquences. (Nous disposons depuis longtemps de méthodes d'analyse textuelle et de lecture critique du discours des médias (lecture des médias, "mise en scène de l'information", pouvant fort bien rencontrer l'analyse historique critique).

    Sur ces questions, nous aimerions voir se développer un débat étayé et des réponses adaptées. 

    ***

    Ce ne sont là des indices parmi tant d'autres. Sommes-nous encore dans la queue de comète d'une si durable période de sécheresse en matière de réflexivité partagée et de distance critique en action ? Ou pouvons-nous en sortir, trouver la passe, participer à de nouvelles émergences ?

    Je n'admets là ni les défaitismes, ni les dérobades, encore moins la posture de ceux qui profitent de la situation et la perpétuent. Sur le fond de la pensée "à mener ensemble", je n'ai pas changé d'avis. La situation d'ensemble est bloquée depuis un bon moment. Les évolutions, et en particulier les récupérations massives des énergies d'initiative par un système discursif sans mémoire ni alternative, posent des problèmes nouveaux, qui exigeraient que des réponses nouvelles s'inventent.

     

    Tout texte est discutable, amendable, améliorable.

     

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