• Éducation, numérique et pédagogie des médias (1)

    La mise en scène de l’innovation

    Article paru sous ce titre sur le site Questions de classes

     

    « Le bien commun ne peut se confondre avec des profits individuels ni avec des enjeux idéologiques partisans » (quidam, 3D dimanche, 8/12/13)

    Résumé

    Quelques réunions récentes et à venir, dans les hautes sphères, continuent à installer dans le discours scolaire le syntagme « éducation aux médias, à l’information et au numérique ».

    En pratique, le dispositif institutionnel français actuel n’a rien à voir avec celui qui avait été un temps imaginé il y a trois décennies et dont les principales conceptions ont été abandonnées. Seules restent quelques « traces résiduelles », mais le sens, lui a basculé. Pour en délibérer plus profondément que par les archives et les témoignages, nous manquons de monographie comme, pour en juger, de panorama réel des réalisations. Encore moins d’histoire scientifique du rapport de l’éducation scolaire aux médias. Ce qui est encouragé aujourd’hui sous ces intitulés, les évolutions à prévoir, méritent la plus grande attention. 

    Cet article s’interroge dans un premier temps sur la fonction de la mise en scène scolaire (qui ne se limite pas à ce domaine, mais y est intimement liée) puis sur celle du non-dit et de l’insu qu’elles manifestent. A titre de questionnement. La balle reste dans le camp des chercheurs.

    Éducation, numérique et pédagogie des médias (1)

         Mur de marionnettes. Maison des Métallos

     

    Dans le sujet qui nous préoccupe, qui est celui d’une pensée de l’éducation pour aujourd’hui, et qui ne pourrait désormais être l’objet que d‘un auteur collectif, la question du rapport de l’éducation scolaire aux médias devrait depuis belle lurette faire l’objet de toutes les attentions. Au principal, il s’agit des modifications du milieu de vie, des modes de pensée, du sujet de l’éducation, des relations d’étude, et, au-delà, d’une mutation bien engagée, mais dont personne ne semble vraiment tirer conséquence, au-delà du simple constat (à retardement et répétition) et des bavardages sur la surface immédiate des choses. Tant le système scolaire français tient à l’art des rendez-vous manqués - retard endémique, erreurs de dimensionnement, ingénierie défaillante. 

    Ce serait pour l’éducation scolaire, la priorité absolue. Toutes affaires cessantes, avions-nous martelé. Facile à dire : en réalité, la question des « nouvelles donnes » est toujours marginalisée, contenue, et par l’institution, qui n’entend pas aller plus loin que l’alibi d’une bien convenue « éducation à » et par la communauté universitaire, qui préfère là se réfugier dans le philosophisme ou le technicisme, ou se poster sur des franges particularisées, à l’opposé d’une prise en compte réflexive frontale suffisante ; et par les tenants du genre eux-mêmes, dont on ne saurait préciser le nombre, tant les acteurs sont légions, nous dit-on, et qui en tous cas défendent leur territoire tout en le maintenant sur un faible niveau de recul théorique. Certains poussent même jusqu’à « se la jouer solo », alors précisément qu’il s’agit d’une affaire d’intérêt général. A penser se servir, ils ne rendent pas service à l’avancée commune de la question, qui est « cause commune ». Mais en novlangue scolaire, quand « il y a urgence »… c’est qu’on a le temps.

    *** 

    Voilà déjà, en effet, trente ans, que le ministère de l’éducation français a intégré le thème des moyens d’information dans son dispositif. Parmi les récentes réunions officielles portant sur le rapport scolaire aux médias, sous l’intitulé « d’éducation aux médias »,  celle qui marque le trentième anniversaire de la création d’un centre dédié[1] consigne ce qui est depuis quelques temps confirmé dans l’ordre du « discours scolaire » en l’espèce.

    Cette manifestation confraternelle donc est à rapprocher de précédentes (et futures) rencontres spécialisées dans le domaine du rapport scolaire aux médias, lui-même chapeauté par des ensembles plus vastes encore, consignés sous le vocable « d’éducation aux médias et à l’information (EMI)», par ailleurs englobée par le syntagme improbable de l’ « éducation au numérique ».

    Ces réunions académiques et politiques ont en commun une rhétorique de la distance : temporelle (car il y a oubli et urgence), sociale (car les hiérarques se placent bien loin du pédagogue et de ses réalités), factuelle (mises en scène et tribunes, communication institutionnelle)… Elles consignent une vieille fracture contre laquelle nous avons tenté de lutter, entre le monde d’en haut, et celui de la base.

     

    Pourtant, ce n’est pas un jeu, et ces légèretés persistantes paraissent (mais elles ont sans doute une explication) dérisoires au regard de l’enjeu, qui lui est considérable.

     

    La scène

    Que visent à (re)présenter les grands plateaux officiels, internes à l’éducation nationale, servis récemment sur ce thème ? Le dispositif scénique de ces réunions est toujours celui de la « tribune hiérarchique » et de la salle des adeptes. Par ordre alphabétique d’entrée en scène, on voit donc défiler un important aréopage de hautes qualités – responsables,  personnalités, experts, bardés de diplômes ou de titres :  administrateur, administratif, agent, avocat, chargé de formation, chargé de mission, chercheur patenté, conseiller gouvernemental, culturel, consultant, député, détaché, directeur (de service, ou général), dirigeant, docteur, expert (« auprès de l’Unesco, auprès des Institutions européennes »), formateur (de haut vol), hiérarque, journaliste en vue, manager, néo-mandarin, piliers (de ministère, d’académie, d’appareil, d’association), politique, président (de commissions, de fondations), professeur ( agrégé, émérite,  d’école de journalisme), responsable (éditorial ; de programmes à l’UNESCO), syndicaliste, universitaire.  Sans compter tant de « personnalités qualifiées ». Tous fins connaisseurs…

    Mise en scène « politique » certes, mais  aussi anaphore des proclamations d’intentions en lieu et place de détermination praxéologique. Dans les programmes de ces rendez-vous, je suis frappé par l’absence d’inscription dans l’historicité, de panorama critique, ou de grande synthèse sur le fond.

    Nous atteindrons sans doute prochainement des sommets du genre. Jusqu’où pourra-t-on monter plus haut : « Politiques publiques d’éducation aux médias et à l’information en Europe : enjeux de formation à l’ère du numérique » (13-14 décembre 2013)[2]. Ne pense pas la « translittératie » qui veut, et à si grands frais!

     

    La superbe

    Quelle est donc la fonction de ces opérations, fortement connotées et  ritualisées ? Mis en boucle (car on tourne en rond), ces plateaux de prestige, entre proclamation néo-managériale et retrouvailles au sommet, constituent un formidable exposé magistral collectif, supérieur et pyramidal. Tout en haut, ceux qui pensent - ils sont si loin : connivence et congratulations - et, tout en bas (dans les ateliers, ou à titre d’exemples, de TP pour le cours, et d’enfants sages) ceux qui font. Gens de peu.

     

    Dans ce contexte, l’emphase n’a rien pour rassurer : plus s’enfle le propos, plus l’art pédagogique se rétrécit ; l’écart vertigineux entre discours pieux et modestes réalités est d’autant plus cruel que nous avions cru jadis pouvoir adopter un tout autre chemin. Les pratiques convenues de cette « stratégie mondaine »,  verticale et fractale, sont peut-être à resituer dans le cadre général de la tendance au « spectacle » et à la mise en scène généralisée (les moyens dont nous disposons aujourd’hui permettent ces hyperboles  de propagande - ce qui n’était pas le cas il y a encore vingt ans, et dans les années d’effervescence antérieures. J’ai même trouvé dans ce contexte : « Mise en scène des productions numériques des élèves»). Il faut rapprocher cette configuration de la forte tendance actuelle à la dissémination : se multiplient alors tous azimuts les exemples d’activités scolaires liés aux techniques nouvelles et aux « médias », souvent de « vieilles recettes », et sous le vocable d’« innovation » un joyeux pêle-mêle, dont il faut espérer qu’il en sortira un jour quelque chose : mais aucun dispositif de réflexion ou de « refondation » ne le garantit à ce jour, et si perdure le « fétichisme numérique », il faut s’attendre à quelques désillusions.    

    En tous cas, ces méthodes de communication active ne garantissent en rien la solidité profonde et l’enracinement de ce qui devrait, depuis longtemps déjà, constituer l’essentiel d’un changement de conception éducative. Le déploiement d’un matériel de promotion conséquent, en rien la véracité de l’action et la réalité des terrains, même si on clone les exemples vertueux. Le discours propagandiste versé par le haut est au service d’une conception oligarchique[3] à l’opposé d’une parole partagée, en réseaux, en développements, en débat, etc. Est-il en arrière fond la croyance en la capacité publicitaire à entraîner les adhésions ? Ou s’agit-il d’un simple effet d’avis officiel destiné à masquer la faiblesse de l’action, et la nature des conceptions réelles qui pourraient la sous-tendre ?  

     

    La France revient d’ailleurs dans ces domaines à des pratiques institutionnelles antérieures, notamment chez les anglo-saxons, où l’ouvrage, le colloque et le rapport, de préférence dans les institutions internationales, l’emportent sur l’action de terrain, et bien entendu ne génèrent pas de « sens pédagogique », essentiellement au double bénéfice des hiérarques et du discours scolaire. Il y a là une double distorsion, temporelle, et sociale : de telles pratiques de « fuite par le haut ou en avant » au regard des problèmes sérieux qui se posent à l’école sont tout bonnement pathétiques et le grand écart entre les « postures supérieures » et l’humble quotidien pose en soi question ; et il faut se demander pourquoi ceux qui l’entretiennent dépensent autant d’énergie dans les couloirs et les antichambres de palais, plutôt que de s’employer à fonder du sens critique et pédagogique.

     

     

    Corpus public

    Conférence nationale Cultures numériques, Éducation aux médias et à l’information

     http://emiconf-2013.ens-lyon.fr/.

    Colloque "Citoyenneté et mutations médiatiques : quelle vision pour l’éducation aux médias ?"

    http://www.clemi.org/fr/les-30-ans/programme/

    « Politiques publiques d’éducation aux médias et à l’information en Europe : enjeux de formation à l’ère du numérique » (13-14 décembre 2013http://www.univ-paris3.fr/politiques-publiques-d-education-aux-medias-et-a-l-information-en-europe-244265.kjsp

    http://www.lactuwebdedith.com/2013/09/colloque-international-education-aux.html

    Colloque international Education aux médias : Nouveaux enjeux, rôles et statuts des acteurs (13-14 mars 2014, Abidjan)

     


    [1] Le Clemi, alors « Centre de liaison de l’enseignement et des moyens d’information ». Beaucoup ont considéré à l’époque de la création par Alain Savary d’un centre dédié qu’il s’agissait d’une grande avancée : l’institution scolaire reconnaissait enfin l’importance du domaine, prenait enfin en compte nos efforts, allait intégrer les données d’une pédagogie des médias portée trop longtemps par des francs tireurs et des initiatives associatives à la marge. Les journalistes précurseurs du mouvement de « la presse à l’école » se réjouissaient de voir leurs messages parvenus jusqu’au ministère de l’éducation, les pédagogues du genre d’être reconnus et espéraient-ils, désormais moins maltraités

    [2] Car : « A l’heure où de nombreux acteurs du monde politique, économique, social et associatif se posent la question de la transition numérique à l’école, les membres du projet ANR TRANSLIT (convergence entre éducation aux médias, à l’information et à l’informatique), en association avec le réseau européen COST « Transforming Audiences/Transforming Societies », organisent un  « Colloque international » sur le sujet »…

    [3] Ce qui est gênant, ce n’est pas l’organisation, la hiérarchie en soi (pourvu qu’elle sache rester respectueuse, modeste, dévouée). On peut concevoir un système de gouvernances et d’organisation apaisé, de relations saines entre niveaux d’interventions – responsables, praticiens etc. et nous avons connu quelques rares inspecteurs généraux respectueux. Mais c’est bien la surhiérarchie, c’est à dire une hiérarchie symbolique qui ne s’avoue pas comme telle et entretient la fracture. 

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