• Education scolaire, numérique et culture des médias (suite). Pourquoi le "numérique "?

    Je ne sais théoriquement comment m'en sortir avec cette histoire de "numérique". Le terme appartient à l'ordre de ces "archisèmes" dont le discours public, dont le discours scolaire, a le secret.

    Education scolaire, numérique et culture des médias (suite). Pourquoi le "numérique "?

    Celui-ci est bien entré (et ancré) dans la "doxa" de l'époque, et assez rapidement, au fond, comme si, pour se rassurer dans un trop grand trouble de la mutation, on avait besoin de simplismes génériques.

    Cette interrogation se situe en amont de ce qui est aujourd'hui extrapolé sous cette bannière, et qui donne lieu à de grandes envolées, lorsqu'on considère l'ensemble non du "numérique", mais des "nouvelles donnes". ET faute de chantier véritablement scientifique, le risque de la dérive vers la néo-idéologie est plus que jamais présent. Je ne suivrai donc pas ceux qui n'engagent pas l'analyse critique, mais, au contraire, emplissent le terme doxique, considéré comme a priori, comme donné (mais d'où ?) de nouveaux sens : "Les dictionnaires restent un peu perplexes devant le numérique leurs définitions ne renvoient souvent qu’à l’aspect étymologique et technique – un secteur associé au calcul, au nombre –, et surtout aux dispositifs opposés à l’analogique. Dans notre usage, le numérique désigne bien autre chose. C’est pourquoi la question de sa définition mérite d’être posée" (Milad Doueihi, Qu'est-ce que le numérique, PUF, 2013).

    Le tour est joué

    On aura du mal, à coup sûr avec "cultures numériques "et "culture des médias," mais ce sera l'occasion, à n'en pas douter, de réunions incessantes qui, faute de culture du genre, de préparations, de coordinations et de méthode, n'en finiront pas avec la glose, utile à la reproduction de la croyance en de modernes allégories... Comme s'il fallait conjurer le sort de la fin des grands récits.

    Vive l'étymologie

    J'ai pu lire une judicieuse remarque à propos d'un article sur "L’Education au Numérique, Grande Cause Nationale 2014" ? "Que signifie l’abandon des termes "ordinateur" et "informatique" "informatique" au profit du "numérique" ? S’agit-il d’un repeint ou y a-t-il véritablement quelque chose de nouveau ?

    Cela rejoint bien sûr quelques-unes de nos annotations de circonstance.

    La question est fondée : plus que de lexicologie, c'est un problème de classification et de désignation d'un univers culturel.  Le problème est le même que la définition des "médias", que l'on cherche aujourd'hui à noyer dans ce "tout-numérique". D’ailleurs, si l'on ne s'arrête pas à une acception restreinte, on verra que les « médias" recouvre une grande part de ce qui est évoqué sous l'intitulé "numérique ».

    Mais si un tel polysème est commode pour aller vite, c'est vraiment trop vite, trop grand, et trop flou pour penser et agir!

    C'est pourquoi nous avons préférer parler de "nouvelles donnes" pour tout ce qui concerne la configuration en cours, issue de sa mutation générale, avant de proposer une terminologie plus appropriée et nécessairement distinctive. .

    Le principal défaut de ce terme de "numérique" est qu'il réduit la configuration d’ensemble à un aspect particulier de sa générativité. Alors que l'archilexème prétend recouvrir l'ensemble d'un nouveau monde, il le confine à une de ses facettes.

    Autre paradoxe : l'étymologie du terme "numérique" nous renvoie à l'univers computationnel, et nous éloignant de la dimension proprement technique des nouvelles donnes, nous inscrit toujours dans l'ordre du langage.

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    L’informatique désigne le « traitement rationnel, notamment par machines automatiques, de l'information ». Elle fonctionne en « programmes », « computations »… etc.

    Elle est plus vaste que l’ensemble des « machines algorithmique (calcul, mémoire, déterminations : celles-ci sont «  composée d'un assemblage de matériels correspondant à des fonctions spécifiques, capable de recevoir de l'information, dotée de mémoires à grande capacité et de moyens de traitement à grande vitesse, pouvant restituer tout ou partie des éléments traités, ayant la possibilité de résoudre des problèmes mathématiques et logiques complexes, et nécessitant pour son fonctionnement la mise en œuvre et l'exploitation automatique d'un ensemble de programmes enregistrés ».

    Il y a aussi les expansions de ces domaines.  On avait ainsi « télé-matique » comme intersection de l’informatique et de la télécommunication, ou « Cybernétique » comme croisement entre automatique et électronique, etc. On peut aller plus loin  en raison des intersections entre les ordres computationnel, médiatique (textuel ou « textique[1]), plexique. Ce que nous avons travaillé il y a vingt ans dans le champ PMR).

     

    Digital ou analogique ?

    Revenons à l’utilisation du terme particulier de « numérique » pour désigner un nouveau « milieu technique ».

    Apparemment, digital renvoie à ce qui « est exprimé par un nombre, utilise un système d'informations, de mesures à caractère numérique »… Tandis qu’analogique désigne davantage de mode de fonctionnement de la machine par correspondances entre systèmes…

    Le numérique lui renvoie massivement au Nombre. On est donc toujours dans le plan du langage mathématique…  

    J’avais récemment signalée la question du choix de la métonymie « numérique » pour désigner la conformation socio-technique en cours. V. sur le site Educavox 

    « Entre le Numérique et le Digital, quelle image plutôt qu’une autre ?  « Société numérique » ou « digital society ») ? Adopté par le français, l’un renvoie à l’univers computationnel, l’autre, préféré aussi en allemand, au nombre également, mais de manière surtout plus concrète (L’étymologie rapproche de la main : «  calculer sur les doigts » !). Ceci n’est pas sans incidence. Dans les deux cas, on utilise la métonymie de la technique sous-jacente aux outils et aux machines et l’avantage serait alors de renvoyer à une culture de la production technique… Or, le nombre consigne encore ici le primat du langage dans la conception de l’homme. Ce n’est donc pas le moindre paradoxe que l’on ait choisi le rapport au langage et à la mathématique pour désigner un ensemble d’univers d’« objets » et de procédures matérielles et immatérielles : par une étrange persistance de l’antique attachement à la suprématie du logos, et tout en restant dans le domaine de la technique (mécanique/électronique/cybernétique), on inverse par conséquent le point de vue »

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    Il y a aussi des questions étranges comme celle-ci : pourquoi le terme de numérique a-t-il supplanté celui de digital ? C’est un peu à la française la même histoire que celle, au 19è s. du succès emporté par l’écologie sur la mésologie… Revanche inconsciente sur l'Allemagne, qui alors, l'avait emporté! Rapporté à la production  mythique d’ensemble ces questions permettraient d’alimenter par de tels exemples ponctuels une « théorie de la civilisation ».



    [1] Le terme a été consacré à un usage différent (Ricardou 1985)

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